Billet

L’épreuve du COVID-19 traversée par les Français a-t-elle modifié leurs visions du monde, leurs aspirations et leurs imaginaires ?

L’ObSoCo a reconduit, avec le soutien de l’ADEME, l’Observatoire des perspectives utopiques (élaboré en 2019 avec l’appui de l’ADEME, de BPI-France et de la Chaire ESCP-E.Leclerc Bearing Point). Un an plus tard, les préférences des Français à l’égard des trois systèmes utopiques semblent à première vue remarquablement stables : 55% privilégient l’utopie écologique, 31% l’utopie sécuritaire et 14% l’utopie techno-libérale (pour respectivement 55%, 30% et 15% en 2019).
Pour autant, derrière cette apparente stabilité, l’analyse approfondie des résultats révèle des évolutions significatives et riches d’enseignements sur la façon dont les Français vivent, interprètent et s’approprient l’épisode sans précédent qu’est la crise sanitaire du COVID-19.

Au-delà des moyennes, si l’utopie écologique continue d’être le système utopique le mieux évalué par les Français, il bénéficie d’une progression de cinq points chez ceux qui l’évaluent très favorablement, à 25%. Parallèlement, l’utopie sécuritaire gagne 3 points de supporters, avec 18% d’opinions très favorables.

La comparaison des profils des partisans de chacun des trois systèmes utopiques des deux vagues de l’enquête révèle également des évolutions divergentes selon les différentes composantes de la population. Sur de nombreux thèmes, l’écart se creuse entre le haut de l’échelle sociale, et le bas ou le niveau intermédiaire. Les tendances de fond s’accentuent.

  • L’attraction pour l’utopie écologique progresse par exemple fortement parmi les catégories socioprofessionnelles supérieures (CSP+), passant de 57 % à 68 %, alors que celle des CSP intermédiaires recule de 61 % à 52 %, au profit de l’utopie sécuritaire.
  • De même, l’attraction exercée par l’utopie écologique sur les plus jeunes, déjà forte, se renforce encore : désormais, 72 % des 18-24 ans marquent leur préférence pour ce système utopique (61 % en 2019), au détriment de l’utopie sécuritaire (16 %, pour 22 % en 2019). Un mouvement partiellement contrebalancé par le recul de l’utopie écologique parmi les 65-70 ans, qui ne sont plus que 40 % à la désigner comme leur système utopique préféré (51 % en 2019), au profit des deux autres utopies.
  • L’aspiration à consommer moins mais mieux progresse chez les CSP+, mais diminue fortement chez les CSP- qui, dans de plus fortes proportions qu’il y a un an, ne souhaitent pas changer leurs habitudes.
  • De même, la progression de l’aspiration à travailler moins (quitte à gagner moins) se concentre sur les répondants situés en haut de l’échelle sociale, alors que le mouvement inverse est observé parmi les CSP- et intermédiaires.

Notre étude montre encore un approfondissement généralisé des aspirations au repli voire à la fermeture qui fait d’ailleurs directement écho à la façon dont la crise sanitaire a été gérée – en France comme ailleurs – par la fermeture des frontières.

  • Les orientations cosmopolites, déjà minoritaires, sont en recul et le rapport à « l’étranger » est empreint d’importantes réserves (y compris de la part de partisans de l’utopie écologique), l’aspiration à voir se réduire le flux d’entrée des immigrés progressant entre les deux vagues. De même que le soutien à l’Union européenne.
  •  Ce mouvement trouve aussi son expression dans l’appétence pour le local et la proximité, elle aussi déjà présente avant la crise mais qui en sort renforcée.

Les positions par rapport aux inégalités se sont en outre quelque peu déplacées.

  • 79 % des Français interrogés s’accordent autour de l’idée qu’il conviendrait de fixer une limite maximum aux très hauts salaires. C’est 4 points de plus qu’avant la crise sanitaire, et la limite indiquée par les répondants s’est déplacée vers le bas.
  • Cependant, on note une progression de l’acceptation des inégalités qui récompensent l’effort et le talent (effet de la valorisation de la contribution au bien commun des salariés « en première ligne » ?) et le pourcentage des Français qui estiment qu’il faudrait augmenter sensiblement le montant des minimas sociaux et des revenus de solidarité, quitte à augmenter les impôts et les cotisations sociales, recule et devient minoritaire.
    Par ailleurs et concernant la gouvernance, les aspirations à davantage d’horizontalité et de partage des pouvoirs demeurent à un niveau élevé.

Par ailleurs et concernant la gouvernance, les aspirations à davantage d’horizontalité et de partage des pouvoirs demeurent à un niveau élevé.

  • Au plan politique, le souhait d’« un système où les décisions sont prises à l’issue de référendums recueillant la volonté de la population » se positionne toujours en tête des attentes, retenu par 53 % des enquêtés (dont 35 % en premier choix) loin devant ce qui se rapproche le plus du système actuel (« un système où les décisions sont prises par des professionnels de la politique » à 17% dont 7 % en premier choix).
  • Il en va de même au plan économique : « La vie économique organisée comme aujourd’hui autour du salariat avec une prépondérance des grandes entreprises capitalistes et un tissu de petites et moyennes entreprises », ne recueille qu’une faible part des suffrages (13 %, en baisse de 2 points) loin derrière une vie économique « organisée autour d’entreprises dont les stratégies sont définies conjointement par les actionnaires, les salariés, les pouvoirs publics, les représentants des consommateurs… » (30 %).

Pour compléter notre approche, nous avons également introduit des questions ouvertes directement – mais librement – inspirées des pistes de réflexion lancées par Bruno Latour dans un article paru le 30 mars dernier dans la revue en ligne AOC. En conclusion de cet article intitulé « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise », le philosophe et sociologue invitait les lecteurs à dresser un petit inventaire des activités qu’ils aimeraient voir reprendre à l’identique, se développer ou au contraire ralenties ou stoppées.

  • En tête des activités qui ne leur semblent pas indispensables pour le pays et la société : les industries et mobilités polluantes – notamment le transport aérien – puis les délocalisations. Une part importante de répondants remet également en cause notre modèle de développement avec l’appel à diminuer fortement voire à arrêter la production de masse/intensive et la consommation de masse.
  • S’agissant des activités dont ils souhaiteraient qu’elles reprennent / se développent ou qui devraient être inventées dans un « monde d’après », les suggestions qui reviennent le plus fréquemment renvoient à la relocalisation des activités économiques, au renforcement des services publics et à la solidarité et l’entraide. Sur ce dernier point, à la lecture des contributions, ce sont surtout les solidarités à destination des plus proches (ses voisins), des plus diminués, âgés ou encore des personnels hospitaliers qui s’expriment. On trouve également une déclinaison économique de cette dimension autour du soutien au petits commerces, aux circuits courts et au bio.

L’épisode que nous traversons semble donc avoir consolidé un socle consensuel autour du désir de nous diriger vers une société associée à une organisation de la vie économique et à des modes de vie et de consommation plus compatibles avec les défis environnementaux, reposant sur une plus grande maîtrise des relations avec l’étranger et la valorisation du local et de la proximité.
Un des résultats forts de la vague de 2019 de l’enquête demeure d’actualité : au-delà de la prise de conscience de la nécessité de réagir à l’urgence climatique, c’est bien une volonté de refonte en profondeur des bases de l’organisation économique et politique de la société qui est attendue. Et, sans doute plus encore, un désir de tendre vers des modes de vie qui, par l’intensification des relations sociales, l’ancrage territorial, la réalisation personnelle et la conquête d’une plus grande autonomie, contribuent à une nouvelle définition du bien-être.
Il n’en demeure pas moins que des lignes de fracture perdurent voire s’amplifient dans les aspirations des Français (notamment dans le rapport à l’altérité ou à la consommation) et que, au-delà des idéaux, les différentes composantes de la société se trouvent exposées à des systèmes de contraintes différenciés. De véritables défis à relever tant dans l’hypothèse d’un maintien du statu quo que dans celle de l’amorce de trajectoires de transformation conformes aux aspirations exprimées.

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